Petit matin, à la tourbière de Gayme, Sancy.
Il est sept heures du matin. En longeant la zone en eau, sur la rive orientale de la tourbière, je nourris l'espoir secret de pouvoir observer et filmer l'émergence d'une libellule : la cordulie bronzée ( Cordulia aenea ), espèce bien représentée sur ce site. Comme dans de nombreux milieux humides, on y rencontre aussi la libellule à quatre taches, ainsi qu'une forte population d'agrions et d'autres libellules.
Après une demi-heure d'observation, je repère plusieurs exuvies accrochées aux herbes hautes, partiellement immergées. C'est actuellement la meilleure période pour assister à ces émergences, entre mai et juin. En progressant, je fais involontairement s'envoler de jeunes libellules récemment sorties de leur enveloppe. Puis j'aperçois une larve quittant l'eau et s'apprêtant à grimper sur une grande herbe. Après avoir vécu près de trois ans sous la surface, cette créature venue d'un autre monde va, sous mes yeux, se transformer en libellule pendant un processus qui durera environ sept heures. Pour moi la patience est de mise.
La larve grimpe lentement jusqu'à une hauteur de 15 à 20 cm au-dessus de l'eau et se fixe solidement, à une tige de Prêle. Les premières contractions apparaissent : brèves, irrégulières, puis de plus en plus violentes au cours des quatre premières heures. Cette lente métamorphose me donne l'impression de partager ses souffrances. À ce stade, l'être à venir n'a pas encore la grâce d'une libellule, mais l'aspect déroutant d'une créature étrange.
Au fil du temps, la partie supérieure de son thorax double de volume. Entre les spasmes, elle semble prendre de courts moments de repos. Progressivement, la zone dorsale se gonfle davantage, donnant la sensation qu'elle est sur le point de se fendre pour libérer la nouvelle libellule, prisonnière de son ancienne enveloppe.
Voilà maintenant quatre heures et demi que j'attends, fasciné. Soudain, le thorax de la larve se déchire pour libérer ce qui ressemble à un thorax de libellule. Peu à peu, deux pattes apparaissent, puis très vite, la tête. Je reste stupéfait devant la taille de l'insecte qui s'extrait — on dirait que le contenu dépasse le contenant. C'est comme une délivrance pour la larve qui, à cet instant précis, cesse d'être.
La libellule poursuit sa métamorphose assez rapidement et acquiert un volume sans commune mesure avec celui de son exuvie. De fins filaments blancs la relie encore à cette enveloppe vide : un ingénieux dispositif de la nature pour l'empêcher de tomber à l'eau et lui donner toutes ses chances de vivre.
Elle demeure ensuite suspendue ainsi, immobile, pendant une bonne demi-heure. En réalité, elle poursuit sa transformation, oscillant au gré des rafales de vent qui menacent par moments d'arracher son support fragile, auquel elle ne tient plus que par deux pattes. Elle lutte pour dégager son abdomen de l'enveloppe qui la retient encore, semblant figée, la tête en bas. Puis, lentement, elle remue, s'anime de nouveau et libère ses pattes toujours prisonnières. Par de petits mouvements précis, elle s'affranchit peu à peu de sa camisole, avant de s'accrocher avec ses pattes avant au brin d'herbe situées juste en dessous. Dans un ultime effort, elle extirpe enfin le reste de son abdomen, se retrouvant pendue sous son exuvie. Une heure passe. Bientôt, elle remonte, s'agrippe à nouveau à son enveloppe vide et se stabilise au-dessus pour achever sa métamorphose.
Vient alors le moment le plus délicat — celui où elle déploie ses ailes. Lentement d'abord, puis de façon de plus en plus harmonieuse, elles s'étirent, s'élargissent, se structurent, jusqu'à être parfaitement déployées. Après cinq heures d'observation fascinée, la libellule semble enfin prête. Immobile, insensible à ma présence, elle s'élève soudain dans les airs, comme si rien ne s'était passé, laissant derrière elle son exuvie — ultime témoin de ce miracle discret.